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Moi et l’autre: Comme dans le temps, pour le meilleur et pour le pire

La pièce Moi… et l’autre reprend en plusieurs points les codes d’un épisode de la comédie de Gilles Richer, mouture des années 1960 (et non celle des années 1990, alors que les deux héroïnes modernes traversaient des enjeux de femmes matures).

On retrouve ainsi la longue tignasse blonde de Denise, les cheveux courts foncés de Dominique («ma noire!»), les préoccupations frivoles inhérentes à la jeunesse du duo terrible… humour des années 60 inclus.

L’époque célébrée devient ainsi à la fois la grande force et le talon d’Achille de ce Moi… et l’autre revu et pas-si-corrigé. Celui-ci trouve ses victoires dans le plaisir de la nostalgie (le thème musical, les costumes, les manies des protagonistes…), son aspect visuel hyper soigné (on se promène entre l’appartement des filles, le bar, le hall du building…) et le jeu efficace des comédiennes, et ses faiblesses dans une trame narrative qui s’éparpille et des exagérations typiques d’un «vieux» théâtre d’été. Comme dans une émission des années 60!

Sandrine Bisson, Juliette Gosselin et Alexa-Jeanne Dubé dans une scène de Moi… et l’autre / Crédit : Serge Cloutier

Moi… et l’autre circa 2024 donne, à l’image de ses racines originales, dans le bon gros burlesque pas subtil pour deux sous, une surenchère qui finir par agacer, même si l’œuvre n’est absolument pas dénuée de qualités pour autant.

Des accents et des mimiques

L’histoire imaginée par l’autrice Kim Lévesque-Lizotte (qui s’est beaucoup nourrie des anciens épisodes de Moi… et l’autre pour en observer les ressorts comiques) serait probablement plus intéressante si elle n’était pas aussi dissimulée sous un amoncellement d’accents, de mimiques et de simagrées risquant de nous faire perdre bouts de dialogues ou carrément du récit entier.

Bien sûr qu’on s’attend à voir Dodo, alias Juliette Gosselin, multiplier les petits déhanchements et autres contorsions dignes d’une fillette, mais l’anglais de la Mrs Clark de Sandrine Bisson pourrait être un brin édulcoré (surtout au début de la pièce) et le ton grandiloquent du chanteur de charme Hébert Léotard (David Corriveau), moins criard.

Le propriétaire anglophone et sa sévère épouse récemment installés dans l’immeuble, confinant nos dames à la tranquillité («Utilisez l’escalier de secours!»), le concours de talents qui finit par perdre tout attrait à travers le reste, le soudain militantisme de Dodo au sein des Joyeux Patriotes (réplique du FLQ au féminin), l’amourette entre Denise et le chanteur étranger Hébert Léotard, dont Dodo se mettra en frais de démasquer les intentions peu louables, le tout sur fond d’Expo 67 :  les couches de lecture sont nombreuses dans le nouveau Moi… et l’autre, et difficile d’identifier laquelle est la plus pertinente à agripper jusqu’à la fin. L’entonnoir se rétrécit à mesure que les scènes avancent, mais il faut préalablement se farcir un généreux festival de pitreries et de cabotinage pour y arriver.

Henri Chassé et Marc St-Martin dans une scène de Moi… et l’autre / Crédit : Serge Cloutier

C’est surtout individuellement que les divers tableaux trouvent leur intérêt, chacun portant sa surprise et son effet. Surtout que certains sont intercalés d’extraits vidéo de vox pop en noir et blanc réellement réalisés dans les années 1960, une excellente idée qui rehausse le propos.

Or, les adeptes de la première heure de Moi… et l’autre dégusteront probablement le produit comme un délicieux bonbon. Chapeau bas aux comédiennes principales, particulièrement à Alexa-Jeanne Dubé qui rend à merveille la désinvolture hautaine de Denise et son œil lubrique; son interprétation est très, très convaincante et, d’une voix juste assez grave, la jeune femme ne tend jamais vers la caricature. Le mandat de Juliette Gosselin s’avère davantage ingrat, devant tenir pendant près de deux heures la voix flûtée de Dodo et se rouler par terre au moindre retournement. L’artiste de 20 ans de métier s’en sort malgré tout franchement bien.

On ne dira jamais assez à quel point Marc St-Martin (alias le naïf concierge Gustave), vedette de Revue et corrigée… au Théâtre du Rideau Vert depuis plusieurs années (la «vraie» Denise Filiatrault doit en être fière, de celui-là), en impose en jeu comique. Joëlle Paré-Beaulieu (Johanne, tenancière de bar) et Sandrine Bisson (Mrs Clark et Francine la militante), naturellement drôles, complètent bien de leur propre eau au moulin. Et bravo pour la référence pas du tout discrète à Big Brother Célébrités…

Juliette Gosselin dans une scène de Moi… et l’autre / Crédit : Serge Cloutier

Un filon payant

La tradition du théâtre d’été traverse en quelque sorte une crise existentielle depuis quelques années. L’ère des saynètes d’une heure trente ponctuées de claquage de portes, de joyeux quiproquos et de «Ciel mon mari!» est quelque peu révolue aux yeux d’un public de plus en plus éduqué, gavé aux canons américains des plateformes accessibles en un clic. En contrepartie, il est ancré dans l’imaginaire collectif que la saison chaude appelle à la facilité; c’est bien connu, tout doit être «léger», l’été, de la bouffe sur nos tables de patio jusqu’aux lectures qu’on traîne dans nos bagages pour la plage ou le chalet. Molière et Tchékhov passeraient peut-être moins bien dans un souper-spectacle en bermudas (quoique…).

En ce sens, l’initiative des Productions Martin Leclerc et de ComediHa!, qui s’associent depuis trois ans pour revisiter des classiques du répertoire populaire québécois (un autre est apparemment en préparation), n’est pas mauvaise et comporte son lot d’avantages. On sait les Québécois très attachés à leurs monuments culturels locaux, à plus forte raison la génération de spectateurs retraités qui remplissent essentiellement les théâtres d’été. De cette façon, le prétexte aux intrigues saugrenues est clair; la réinvention de Symphorien, démarrée en 2022 et dont la tournée tire à sa fin, fut particulièrement heureuse, et on ne s’y étonnait pas que l’échec des plaisanteries d’Éphrem soit l’un des clous du spectacle. Moi… et l’autre recrée un peu le même sentiment, mais il faudrait définitivement en amoindrir la clownerie.

Alexa-Jeanne Dubé, Marc St-Martin et Juliette Gosselin dans une scène de Moi… et l’autre / Crédit : Serge Cloutier

À la première médiatique de Moi… et l’autre, jeudi, ce sont surtout les clins d’œil à la société actuelle qui ont fait s’esclaffer la salle du Vieux-Terrebonne : les cônes oranges, les voitures électriques, le toit du Stade olympique, le consentement, la grossophobie, l’expression «iel»… Comme quoi, Dodo et Denise peuvent causer en n’importe quelle année, on les aimera probablement toujours inconditionnellement.

La pièce Moi… et l’autre tient l’affiche du Théâtre du Vieux Terrebonne jusqu’au 3 août et partira en tournée par la suite. Pour plus d’informations, consultez le site Web moietlautre.comediha.com.