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Art de vivre

Il s’appelait François

(CHRONIQUE)

Survivre à la leucémie de mon grand frère

Le plus vieux souvenir au fond de mon ventre est celui de mon grand frère François m’annonçant qu’il va mourir.

On dessinait sur une ardoise, assis par terre. J’avais les doigts sales et tout sentait la poussière. Mon frère a dit que son sang était malade. C’est mon seul souvenir de lui avec des cheveux.

En 1989, à l’âge de cinq ans, il était méconnaissable quand il a cessé de respirer. Notre père a donné un coup de poing dans un mur de l’hôpital. Il a demandé à nettoyer son fils lui-même, une dernière fois, avant qu’on ne l’emporte pour toujours. Je n’étais pas présent, je ne peux qu’imaginer ce cauchemar, depuis mon enfance. Encore aujourd’hui, j’ignore ce qui pourrait être plus difficile à vivre que ça pour un parent.

Ma vie entière s’est construite sur cette terre brûlée. Ce sont les souvenirs d’un chagrin immense: l’anéantissement de mes parents, la paralysie des oncles et des tantes, puis les préposées qui refont les lits dans les chambres voisines. 

Pour ne pas m’étouffer, je me suis accroché longtemps aux souvenirs de l’époque heureuse. J’ai gardé des Polaroids et des jouets usés dans une boîte. J’ai porté avec moi des jeux de mains secrets et des moments passés seuls sans les adultes. Je l’ai aimé, mon frère. Il avait des yeux sévères et rassurants, il était mon monde.

Après son départ, j’ai détesté l’onde de choc de son cancer. Sa mort a pris toute la place à la maison. Nos parents ne nous regardaient plus dans les yeux. Il n’y avait pas d’air à respirer dans cette maison de cœurs sombres. Trop jeune, camouflé dans la chambre d’à côté, j’ai entendu mon père dire à ma mère: ce qui me fait le plus mal, c’est que je me rappelle de son sens de l’humour. J’aurais préféré ne jamais entendre ça.

30 ans plus tard

Je dévisage souvent les adultes de 36 ans et je me dis qu’il leur ressemblerait. Des fois, ma mémoire est douloureuse et je me demande: Jusqu’où est-ce que je dois me rappeler de toi, mon frère?

Sa vie résonne jusqu’à nous et dans ma paternité, je me demande comment léguer cette histoire à mes enfants, sans leur transmettre un chagrin qui ne leur appartient pas. Il y a tout de même une ressource inespérée au fond de tout ça: j’ai appris à vivre avec la mort. François a créé cet espace dans ma tête pour accueillir tous les deuils, les comprendre et leur donner du temps. Toute ma vie, j’ai pu saluer nos fantômes et ils ne me faisaient pas peur. Voilà quelque chose à léguer, peut-être.

Depuis quelques années, je peux dire que j’ai fait la paix avec mon grand frère. Je fais des efforts et je traîne chaque jour plus loin son souvenir. Et quand j’oublie brièvement de penser à lui, ce sont encore les impacts de sa disparition qui me surprennent de nulle part. Mais je vais bien. Je me suis accordé le droit de vivre, d’aimer et d’être aimé. Je dors dans une maison chaude où chacun a de l’air pour exister. C’est un privilège et je ne l’oublie jamais.

Trente ans plus tard, toutes les joies qui passent et tous les rires d’enfants remplissent l’espace de la vie annulée de mon frère. Dans les moments les plus difficiles, j’arrive à tenir bon parce que je m’accroche un peu pour nous deux, dans le fond. Et chaque hiver où le silence me soigne, chaque diplôme à bout de force, chaque amour comme chaque grande peur sont vécus dans son ombre enveloppante.

Mon fils cadet a six ans et me demande qui est le petit garçon sur la photo encadrée dans la cuisine.

Je lui dis qu’il s’appelait François.